FMJ Mtl1er DIMANCHE DE CARÊME – C
Frère Antoine-Emmanuel
Dt 26, 4-10 ; Ps 90 ; Rm 10, 8-13 ; Lc 4, 1-13
21 février 2010
Sanctuaire du Saint-Sacrement, Montréal

Ne raccommode pas

Jésus est amené par l’Esprit (Saint) dans le désert (Lc 4,2).

Le désert.
Désert physique de rocailles et de cailloux.
Désert de la solitude où il n’y a pas âme qui vive.
Désert des longues journées sous un soleil de plomb.
Désert de longues nuits noires.
Désert de l’ennui, de l’acédie, de la stérilité.
Désert de la faim aussi
puisque Jésus est conduit par l’Esprit
dans un jeûne radical de 40 jours.
Désert spirituel, désert intérieur aussi.
L’Évangile ne nous rapporte pendant ces 40 jours
pas la moindre manifestation pour Jésus de la présence du Père.

Quel contraste, frères et sœurs avec ce qui s’est passé
il y a quelques semaines maintenant au bord du Jourdain.
Il n’y a plus rien des eaux abondantes du Jourdain
et de ses rives verdoyantes.
Plus rien de la présence lumineuse de Jean Baptiste.
Plus rien du compagnonnage d’André et de Pierre.
Et, surtout, plus rien de la voix du Père
qui proclamait au sortir des eaux
« Tu es mon Fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré ! » (Lc 3,22).

Il n’y a plus rien.
Rien, rien, rien.
Nada, nada, nada.

Il nous faut ressentir ce vide –
ce silence assourdissant
cette solitude dévorante.

Hier Jésus entendait la voix du Père
révélant sa filiation divine.
Et aujourd’hui : rien, rien, rien.

Il y a là comme un espace terriblement douloureux
pour la nature humaine.
Un espace terrifiant entre ce que Jésus est
et ce qu’il vit présentement au milieu des cailloux.
Espace terrifiant entre sa vocation, sa mission de rédemption
et la stérilité de ce désert de l’âme et du corps.

Tout est loin ; il n’y a que ces pierrailles muettes…

*

Au quarantième jour,
avec la faim qui laboure Jésus,
la tension intérieure est extrême.
Et c’est alors que Satan vient, à trois reprises,
pour séduire Jésus.

C’est une séduction intérieure qui agit sur l’esprit :
Satan essaye d’obtenir de Jésus un consentement intérieur –
c’est un combat spirituel terrible.

Vois le vide où tu es.
Vois la stérilité, l’aridité, le néant où tu croupis.
Tu ne vas pas rester là quand même,
si tu es le Fils de Dieu (Lc 4,3).

Le vide que tu ressens, remplis-le !
Ta vocation, ta mission, accomplis-la toi-même !
Tu ne vas tout de même pas attendre
que Dieu te prenne par la main !

À trois reprises, Satan va suggérer à Jésus
de remplir Lui-même le vide qu’il éprouve.

Prends toi-même la maîtrise des choses :
dis à cette pierre qu’elle devienne pain (Lc 4,3).

Acquiers toi-même la domination sur les autres ;
c’est très simple et immédiat :
tu n’as qu’à recevoir le pouvoir satanique sur le monde !

Et mets Dieu à ton service.
Jette-toi du pinacle du Temple !

Cela vient d’une voix intérieure
très subtile et très puissante en même temps ;
très séduisante et très arrogante.
Et il suffirait d’un léger consentement de Jésus
pour verser du côté de Satan.

Que fait Jésus ?
Nous l’avons entendu :
Il écarte la séduction par le moyen de l’Écriture.
Il chasse le démon en affirmant sa dépendance à l’égard du Père.
Jésus attend et attendra l’heure du Père, le don du Père.

Matthieu et Marc parlent d’anges
qui viennent alors servir Jésus,
ce qui fut une consolation,
signe d’une gloire qui viendra au-delà de l’épreuve.
Luc, lui, n’en dit rien.
Jésus consent à demeurer dans l’aridité, dans l’absurdité,
si loin du Père, si loin de sa mission.
Jésus consent à ne pas combler par lui-même
ce qui le distingue du Père.
Alors l’Esprit Saint peut déployer toute sa puissance
qui relie Jésus au Père dans l’amour…
lui donnant – rarement ? –
d’exulter de joie dans l’Esprit Saint (cf. Lc 10,21)
et qui déborde en pardon, en guérisons,
en libérations sur tous ceux que Jésus rencontre.

Aussi Luc écrit-il juste après ces 40 jours au désert :
Jésus retourna en Galilée, avec la puissance de l’Esprit (Lc 4,14)
et c’est le début de son ministère.

*

Frères et sœurs, cette page d’Évangile
est extrêmement concrète.

Qui d’entre nous ne connaît pas
des moments ou des années de vide intérieur.

L’écart entre ce que nous sommes
et ce que nous nous trouvons à vivre
peut être insoutenable.

Nous sommes – et notre âme le sait –
des créatures royales façonnées à l’image de Dieu,
en vue de sa ressemblance.
Nous sommes par le Sang du Christ,
des enfants aimés de Dieu jusqu’à l’excès,
appelés à la sainteté de l’amour.

Et nous nous retrouvons sous des vagues
d’ennui, de désespoir, d’aridité, de vide, de dépression,
ou, plus simplement encore,
nous nous trouvons dans le tourment de l’ordinaire,
dans une succession des jours qui nous consument.

C’est là que Satan vient nous séduire
en nous disant, comme il l’a dit à Jésus :
mais débrouille-toi sans Dieu !
Ton bonheur, construis-le donc par toi-même.
N’attends pas l’heure de Dieu.
Tu as en toi un désir de plénitude ?
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tu vas l’avoir ce bien-être.

Tu as en toi le désir de la communion ?
Construis-la donc toi-même :
domine les autres, manipule-les,
tu vas y parvenir.

Tu as le désir de Dieu ?
Vas-y, sois Dieu toi-même :
affirme ton indépendance devant la vie,
devant la vérité, devant Dieu.
Par exemple : tu sais bien que tu devrais aller voir un médecin…
mais n’y va pas ; affirme-toi !

Combien de fois, nous nous laissons avoir et cela nous mène,
et mène les autres dans les pires ténèbres.
C’est même cela qui entretient les injustices dans le monde
comme le Pape l’a si lumineusement montré
dans son message pour ce Carême 2010.

Nous nous laissons avoir et cela nous mène dans les pires ténèbres.
Et parfois, aussi souvent que cela nous est nécessaire,
le Seigneur nous laisse aller dans ces ténèbres
pour que nous finissions par comprendre
combien nous nous abîmons
quand nous refusons d’attendre son heure.

Ce qui rend ce combat difficile,
c’est que nous tous, hommes et femmes d’occident aujourd’hui,
nous bâtissons ensemble un monde de bruit et d’immédiateté
qui nous fait beaucoup de tort.
Le poète et moine cistercien Jan Walgrave écrit ceci :
« Vous devez vous souvenir que le monde contemporain
constitue une conspiration
contre le silence qui est nécessaire pour la vie intérieure ».
Avec nos radios, nos écrans, nos ipods,
avec notre stress, avec bien des habitudes de notre mode de vie,
nous sommes tous des conspirateurs contre le silence.
Et j’ajoute : contre l’attente de Dieu.

Nous ne supportons plus d’attendre le don de Dieu.
Et nous fonçons dans l’autosuffisance.

Or le chemin de la vie n’est jamais, jamais
un chemin d’autosuffisance.
Oui, Dieu nous a faits pour la plénitude et la communion,
Il nous a faits pour la divinisation,
mais nous n’en prenons le chemin qu’à une condition :
celle de consentir à rester dans la précarité,
à opposer à la tentation du « débrouille-toi sans Dieu »
la Parole de Dieu,
l’affirmation de notre dépendance vis-à-vis de Dieu.

Alors puisqu’il s’attache à moi, je le délivre (Ps 90 (91), 14)
dit le Seigneur.
Je reste pauvre mais dans cette pauvreté
je vis du Salut de Dieu.
Je consens à être infiniment distinct de Dieu,
et, dans ce consentement,
nous permettons à l’Esprit de nous unir au Père dans l’Amour
et de déborder en fécondité dès cette vie.

N’est-ce pas, par exemple,
ce qu’a vécu Mère Térésa de manière emblématique ?

Mais soyons clairs : de cela nous sommes incapables.
Sans Jésus, nous fonçons dans les tentations
et c’est pour cela que St-Jean affirme
que le monde entier gît au pouvoir de Satan (1 Jn 5, 19).

Mais la bonne nouvelle,
c’est que dans mon désert, ma dépression, ma mort intérieure,
Jésus est là… il ne l’a pas quitté et lui, nous l’avons vu,
Il échappe à Satan
et nous aussi quand nous nous cramponnons à Lui.
Avec Jésus, j’attends l’heure du Père.
Avec Jésus nous pouvons, oui, nous pouvons être dans la mort
et avec lui, avec Jésus,
nous y ressuscitons à l’heure du Père
qui déploie en nous la puissance de l’Esprit Saint.
« Si tu affirmes de ta bouche que Jésus est Seigneur
et si tu crois dans ton cœur
que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts,
alors tu seras sauvé » (Rm 10,9).
Tu es sauvé !

Frère et sœur, à l’heure de l’épreuve intérieure,
ne te précipite pas à vouloir
tout raccommoder par toi-même,
c’est Satan qui t’entraîne à cela.
Mais unis-toi à Jésus car Il est là,
que tu le sentes ou non.
Avec Lui, tu tiendras bon
et dans l’Esprit Saint tu accompliras
la mission que tu as,
la mission que tu es.

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